« Sur cette île (Inishmaan), à force de passer de la désolation d’hier au soir à la splendeur d’aujourd’hui,
on dirait qu’il se crée une affinité entre l’humeur des autochtones et celle oscillant entre le ravissement et le désarroi,
que l’on rencontre fréquemment chez les artistes comme aussi chez certains aliénés. »

John M.Synge.



C’est par le choix du format carré d’un modeste Yashica Mat 6x6 que je suis devenue photographe. L’image s’y structure sans échappatoire. L’inébranlable stabilité du carré offre un cadre à l’image en recherche d’éternité.
Le noir et blanc, ma seule pratique, ne retient pas les fugaces variétés de teintes des saisons et laisse le champ libre aux régimes de l’imaginaire.
La photographie comme témoin irrécusable, et subjectif, d’une réalité admirée.

En quête de sens et de ravissement, je suis, dans mon travail, une intuition : j’arpente des territoires grandioses dont la force et l’immensité apaisent mon désarroi et le ramène à de justes proportions. Je vais à la rencontre de civilisations remarquables qui m’initient à l’énigme de la condition humaine.
Mes photos sont des portraits. Portraits saisis dans leur gravité et dont l’immobilité fait signe. Images de lieux et d’individus ayant une identité propre, qu’il m’importe d’isoler pour la faire échapper à l’anecdote et l’investir ainsi d’une portée emblématique intemporelle.
Par mes photos, je rends hommage à ces « équilibreurs de degrés » dont parle Geneviève Calame-Griaule, à ces grands bâtisseurs-sculpteurs que sont la Nature et l’Homme. Falaises, visages, plateaux, rides, failles, pétrification de laves, édifices, souches, murs de pierre sèche, physionomies… façonnés par l’érosion : « paysages architecturaux », « paysages psychiques ».
Mes photographies ne poursuivent qu’un seul sujet – qu’elles soient d’Irlande, d’Afrique, ou d’ailleurs. Montrer ce qui est. Montrer la matière de ce qui est à défaut d’en connaître le sens.

Il s’agit donc d’être à la hauteur. De remettre l’ouvrage sur le métier autant de fois que nécessaire, pour révéler, sans les trahir, ces paysages majestueux comme ces êtres à la fois dignes et vulnérables qui m’émeuvent, me troublent et suscitent mon admiration. Ces êtres qui vivent et persistent dans des conditions exigeantes. Trop humide, l’Irlande. Trop aride, l’Afrique. Trop reculées, les vallées du Cantal. Captif, chacun l’assume à sa façon sous l’impératif de ce que le philosophe Alain Badiou nomme chez Beckett « L’increvable désir ».

Il m’est essentiel d’exprimer ma gratitude en exposant mon travail là où il a pris forme, quelles que soient les contrées servant de support à ma quête. Soumettre ma perception à l’appréciation de leurs habitants. Restituer un patrimoine qui ne m’appartient pas, dont je ne suis que le témoin : c’est en cela que la photographie est pour moi une manière respectueuse d’appréhender le monde et de m’y situer.

Au fil du temps, je fréquentai moins le tranchant de la falaise. Je photographiai les célibataires, les ritualistes et les objets de culte animistes, et m’approchai pas à pas de l’intime de l’énigme en réalisant un ensemble de portraits-nus.

Si la nécessité qui fait l’artiste est de proposer une forme subjective et sensible de son rapport au monde, la tâche première que je m’assigne est, selon le photographe August Sander, de « voir, observer, penser » à moins que ce ne soit, selon le philosophe, d’« aller, être, et dire ».

Agnès Pataux